Pistes pour la poursuite de l’esprit de la décentralisation dans les « circonstances exceptionnelles » : Le cas des délégations spéciales au Burkina Faso
Le 31 octobre 2014, le peuple burkinabè a renversé un régime qui s’écartait résolument de ses aspirations à l’alternance, à la démocratie dans une société juste et garante des espoirs de sa jeunesse. Ainsi, placé dans des « circonstances exceptionnelles », l’État du Burkina Faso est aujourd’hui gouverné par un régime de transition qui doit organiser les élections devant permettre au pays de retrouver la route de la démocratie. Les élections présidentielles et législatives sont en effet censées garantir la représentation des intérêts du peuple.
Mais n’oublions pas que l’État burkinabè est un État décentralisé. La décentralisation est un mécanisme fort du rapprochement des décideurs et des citoyens. Toutes les affaires publiques pour lesquelles le pouvoir local est, du fait de sa proximité, mieux à même de prendre des décisions et de prendre en compte les attentes des citoyens sont confiées à des collectivités territoriales. En cohérence avec les objectifs qui ont guidé le soulèvement populaire d’octobre 2014, selon le Laboratoire Citoyennetés (LC), la poursuite de la décentralisation et la conduite d’élections municipales doivent être en bonne place dans les objectifs du gouvernement de transition.
Le LC avait précédemment identifié trois scenarii possibles de gestion transitoire de la décentralisation : le maintien du statu quo avec les maires et les conseils municipaux en place ; la dissolution des organes élus des collectivités territoriales et leur remplacement provisoire par des délégations spéciales ; le cas par cas. Les nouvelles autorités du pays ont géré cette question en deux étapes. Dans un premier temps, des mesures conservatoires furent prises pour réduire les attributions des équipes municipales aux affaires courantes. Puis, le 18 novembre 2014 a été pris un décret portant dissolution des organes élus des collectivités territoriales et institution de délégations spéciales.
Ces mesures ont des implications importantes sur le processus de décentralisation du Burkina Faso : comment maintenir l’esprit de la décentralisation et poursuivre les acquis de celle-ci lorsque les collectivités sont placées sous délégation spéciale ?
LES IMPLICATIONS DE LA DISSOLUTION DES ORGANES ELUS ET DE L’INSTITUTION DES DELEGATIONS SPECIALES
Les implications institutionnelles
Sur le plan institutionnel, la dissolution des organes élus des collectivités territoriales n’a pas d’incidence sur l’existence des collectivités, ni sur leurs compétences et attributions, ni sur leurs moyens et ressources.
Au Burkina Faso, le processus de décentralisation est constitutionnel. Ainsi, malgré la dissolution des organes élus, les collectivités territoriales que sont les communes et les régions demeurent, de même que le processus de décentralisation.
Dans ce cadre, en tant qu’institutions, les collectivités territoriales placées sous délégation spéciale continuent à exercer les compétences qui leur sont reconnues par les lois et la réglementation de la décentralisation.
Les délégations spéciales exercent donc les attributions normalement dévolues par la loi aux organes élus. De manière schématique : le président de la délégation spéciale exerce dans les communes les attributions du maire et dans les régions celles du président du conseil régional ; la délégation spéciale remplace dans les communes le conseil municipal, dans les régions le conseil régional, et exerce leurs attributions.
Il en est de même pour les moyens humains, financiers et matériels des collectivités. Concernant les moyens humains, il y a, d’une part, les personnes recrutées par la collectivité et, d’autre part, les ressources humaines transférées ou mises à disposition. Les ressources humaines apportent un appui technique aux autorités décentralisées pour l’exercice de leurs fonctions ou concourent à la mise en œuvre des compétences transférées aux collectivités territoriales. Elles continuent donc de relever des collectivités territoriales. Concernant les moyens financiers et matériels, il s’agit notamment des ressources budgétaires et du matériel dont dispose la collectivité pour son fonctionnement. Le matériel, y compris tous les autres éléments du patrimoine, continue à appartenir à la collectivité et géré par elle. Chaque collectivité continue à disposer d’un budget dont l’ordonnateur est le président de la délégation spéciale.
En définitive, la dissolution des organes élus des collectivités territoriales et leur remplacement provisoire par des délégations spéciales n’ont pas d’effets sur les plans institutionnel et formel.
Les implications sur le dialogue politique local
A ce niveau, les changements sont de trois ordres :
Puisque la nomination remplace l’élection, il peut s’introduire une confusion entre la décentralisation et la déconcentration avec, en définitive, un changement de style managérial.
Les délégations spéciales sont composées de personnes nommées par l’autorité de tutelle. Ces personnes proviennent des populations des collectivités, des services techniques déconcentrés et des projets opérant à l’échelle des collectivités territoriales. Il y a donc une rupture dans les mécanismes de l’élection.
Le président de la délégation spéciale est le représentant de l’État dans la collectivité : le Préfet dans les communes ordinaires ; le haut-commissaire dans les communes à statut particulier ; le gouverneur dans les régions. En outre, les responsables des services déconcentrés de l’État et les chefs de projets dans la collectivité sont membres de la délégation spéciale. Il s’ensuit que, paradoxalement, la décentralisation va être mise en œuvre par la déconcentration : tantôt, les membres de la délégation spéciale vont agir en tant que autorités déconcentrées, tantôt comme représentants de la collectivité territoriale.
Cette situation va poser des questions majeures à propos de l’établissement des relations politiques avec la population des collectivités territoriales. Comme on le sait, le gouvernement représentatif porte en lui le risque permanent de « l’élitisation », c’est-à-dire de la rupture entre le peuple et ses représentants qui finissent par constituer une élite politique, sociale et économique. Ce risque est plus grand quand les représentants du peuple sont nommés au lieu d’être élus, car, d’une part, ils n’ont aucun intérêt politique à rendre compte au peuple et à prendre en compte ses attentes et, d’autre part, ils ont des habitudes de gestion publique fondée sur des rapports hiérarchiques et des relations de commandement, et non sur le dialogue politique et la négociation. Avec la mise en place des délégations spéciales, l’enjeu majeur qui apparaît est l’inscription de ses membres dans les mécanismes du dialogue politique local : la redevabilité envers les citoyens, la concertation avec les citoyens, la communication et la transparence des décisions et de la gestion municipale vis-à-vis des citoyens.
LA SAUVEGARDE DES ACQUIS ET DES AVANCEES
Il apparaît que la dissolution des organes élus des collectivités territoriales ne découle pas d’une volonté de remise en question de la décentralisation. Cette dissolution est apparue comme une condition pour réconcilier les populations avec des collectivités territoriales dont les représentants étaient acquis au régime qui a été renversé, tandis que la mise en place de délégations spéciales est la solution institutionnelle légalement prévue au Burkina Faso lors de circonstances exceptionnelles. S’il en est ainsi, on devrait pouvoir assurer la continuité du processus de décentralisation. Ce qui nécessite un bon encadrement de la gestion de la transition.
Assurer la continuité du processus de décentralisation
Sur le plan institutionnel les collectivités territoriales demeurent. Il s’agit donc d’éviter une rupture dans la construction du processus de décentralisation. Pour ce faire, il faut que le processus continue à être accompagné et que tous les acteurs soient renforcés dans la poursuite de leurs missions.
Depuis l’instauration du processus de décentralisation, les collectivités territoriales bénéficient de nombreux accompagnements tant du point de vue interne que de la part des partenaires techniques et financiers. Si ces appuis, dont les bénéficiaires finaux sont les citoyens, venaient à disparaître ou à s’estomper, cela pourrait être compris comme des sanctions à l’encontre de leur contestation du régime contre lequel ils se sont révoltés.
Il faudra nécessairement que les accompagnements soient poursuivis avec, compte tenu des risques identifiés dans le dialogue politique local, un renforcement du rôle des autres acteurs de la décentralisation : les citoyens, les organes participatifs, les conseils villageois de développement (CVD).
Les citoyens organisés en ONG, OSC ou entreprises jouent un rôle dans la décentralisation, et chacun dans son domaine d’intervention est en dialogue avec les autorités municipales et/ou les accompagne sur le plan technique. On peut même affirmer qu’à l’étape actuelle du processus des transferts des compétences et des ressources, ces acteurs jouent parfois un rôle plus important que les organes municipaux en matière de production et de fourniture de services publics locaux.
En matière de service public local, les Associations des parents d’élèves (APE) ou des mères éducatrices (AME), les Comités de gestion des formations sanitaires (COGES), ou encore les Associations des usagers de l’eau (AUE) jouent un rôle important dans la conciliation des attentes des citoyens et les décisions de la municipalité sur ces secteurs.
Enfin, le Conseil villageois de développement (CVD) est depuis 2007 une courroie de transmission entre citoyens et municipalité. Il contribue aux plans communaux de développement ainsi qu’à la promotion du développement local dans le village, et participe à l’animation des différentes commissions du conseil municipal. L’assemblée villageoise est son organe délibérant tandis que son organe exécutif est un bureau composé de 12 membres.
Il existe donc des acteurs et des institutions qui, à côté de l’équipe municipale, qu’elle soit élue ou nommée au titre de la délégation spéciale, sont les porteurs des mécanismes du dialogue politique local et de l’esprit de la décentralisation.
Assurer un bon encadrement de la gestion de la transition
La question est donc d’assurer un appui de la transition dans les collectivités territoriales pour que les mécanismes de rapprochement entre citoyen et décideurs locaux soient préservés. Cet appui pourrait reposer sur la définition d’une feuille de route claire aux délégations spéciales, sur l’orientation du choix de leurs membres et sur la conduite d’actions d’information et de formation.
L’État devrait définir une feuille de route déclinant la durée des délégations spéciales, les missions qui leur sont dévolues ainsi que les modalités d’exécution de ces missions. La durée de la transition dans les collectivités territoriales devrait être la même que celle prévue pour le niveau national. Elle doit donc déboucher sur l’organisation de nouvelles élections municipales conjointement avec les élections législatives. La feuille de route devrait également définir de manière claire les missions dévolues aux délégations spéciales et déterminer les modalités de leur exercice. L’objectif est de canaliser leur action pour prévenir les débordements et les abus.
Il y a ensuite deux enjeux clés dans la composition et le fonctionnement interne des délégations spéciales. Premièrement, au niveau de la composition au moins 9 membres doivent représenter la population (coutumiers, religieux, femmes, jeunes, chambre d’agriculture, chambre de commerce et d’industrie, chambre des métiers, handicapées, OSC). Les mécanismes de choix de ces représentants et leurs relations avec leur base devront reposer sur des choix consensuels et non par cooptation à la seule discrétion des administrations. Deuxièmement, les modalités de décision au sein de la délégation devront bien entendu reposer sur la délibération à l’instar du conseil municipal, mais elles devront aussi être transparentes. Le public des citoyens doit être largement informé de la tenue des sessions et des sujets débattus, pouvoir y assister et être tenu informé des décisions prises. Par ailleurs, des mécanismes de contrôle des délégations spéciales ainsi que des sanctions doivent être clairement posés contre les manquements et la mauvaise gestion potentielle.
Enfin, les programmes d’appui à la décentralisation devront probablement orienter leurs actions d’amélioration de la gouvernance locale, plus précisément sur les mécanismes locaux de dialogue politique, et définir des actions d’appui aux délégations spéciales pour s’inscrire dans ces mécanismes. En collaboration avec le ministère en charge de la Décentralisation, les programmes devront communiquer et former sur au moins les trois sujets suivants : i) les raisons de la dissolution des organes élus des collectivités territoriales et de l’institution des délégations spéciales ; ii) les rôles et les missions des délégations spéciales ; iii) la poursuite de la décentralisation pendant la transition, en particulier la mise en œuvre des plans communaux de et régionaux de développement , les mécanismes de redevabilité et les processus de concertation.
CONCLUSION
En conclusion, on peut affirmer qu’il peut y avoir une gestion décentralisée avec des délégations spéciales à la tête des municipalités. En effet, le cadre institutionnel demeure et les délégations spéciales ne font que remplacer provisoirement les organes élus. Par ailleurs, l’intérêt de la décentralisation réside principalement dans les mécanismes de dialogue politique qui se mettent en place entre la municipalité et les acteurs de la commune. A ce titre, les citoyens organisés, les organes participatifs et les conseils villageois de développement demeurent des porteurs et des acteurs de la décentralisation. L’esprit de la décentralisation est donc cohérent avec l’esprit qui a prévalu à l’insurrection contre le régime jusqu’alors en place.
Il n’en demeure pas moins que, composée notamment d’agents de l’administration déconcentrée, la délégation spéciale porte en elle un risque fort de rupture de ces mécanismes de dialogue politique au profit de l’installation de rapports hiérarchiques et de relations de commandement.
Selon le LC, ce risque peut être minimisé si une attention est portée au maintien de l’esprit de la décentralisation au travers de i) la définition par l’État d’une feuille de route qui fixe les missions dévolues aux délégations spéciales et se donne comme horizon des élections municipales couplées aux élections législatives ; ii) de mécanismes de représentation et de décision et de gestion au sein des collectivités territoriales reposent au maximum sur la délibération, la transparence et la redevabilité ; iii) des mécanismes de contrôle et de sanction clairs et opératoires ; iv) la communication et la formation sur la situation actuelle.
On peut aussi espérer que l’expérience de la délégation spéciale soit une occasion pour les acteurs de l’Etat déconcentré d’aller à l’école de la décentralisation en intégrant dans les méthodes et approches de travail des principes tels que la participation, l’inclusion, la redevabilité. De telles pratiques sont de nature à améliorer la façon dont les acteurs de l’Etat déconcentré assument leur rôle d’appui aux collectivités. A termes, cette expérience pourra améliorer les rapports entre administration déconcentrés et collectivité dans la gestion publique locale.
Il est donc nécessaire que les toutes les initiatives (au plan technique, financier, politique, etc.) en faveur de la décentralisation soient maintenues avec bien entendu la prise en compte de ce nouvel acteur qu’est la délégation spéciale qui implique très certainement un recentrage sur les mécanismes de dialogue politique local entre municipalités, citoyens organisés, organes participatifs et conseils villageois de développement.
Selon le LC, c’est peut-être là aussi une aubaine pour ne plus réduire la décentralisation à la maîtrise d’ouvrage communale, et lui redonner un contenu politique fort au travers d’appuis accrus aux mécanismes de redevabilité, de concertation et de communication entre gouvernants et citoyens.
En tout état de cause, la décentralisation étant l’approfondissement de la démocratie, il importera que la gestion de la transition politique en garantisse l’esprit et prépare à un renforcement de la gouvernance locale à l’issue de la transition. Le plus important dans tous ces mécanismes, c’est le citoyen. Et celui-ci mérite d’être écouté, encouragé et soutenu dans ses aspirations légitimes à un mieux-être.
Raogo Antoine SAWADOGO,
Président du Laboratoire Citoyennetés
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